À l’occasion du 10ème anniversaire du projet AfricaConnect, nous nous entretenons avec Cathrin Stöver, directrice de la communication chez GÉANT, et F. F. « Tusu » Tusubira, ancien président de l’UbuntuNet Alliance.
Cathrin et Tusu ont grandement contribué à mettre AfricaConnect sur les rails, de concert avec des représentants de l’ex-Direction générale de la société de l’information et des médias de la Commission européenne (actuelle Direction générale des réseaux de communication, du contenu et des technologies) et de la Direction générale de la recherche et de l’innovation.
En 2011, AfricaConnect est présenté comme la recette qui permettra de transformer le continent. Cathrin, Tusu, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ce projet était nécessaire ?
Ce n’était pas tellement une recette mais plutôt un ingrédient essentiel ! Je laisserai Tusu revenir sur la genèse de l’UbuntuNet Alliance, mais il faut bien comprendre qu’un projet tel qu’AfricaConnect ne sort pas de nulle part. Les discussions entre les partenaires africains, GÉANT (qui s’appelait encore DANTE à l’époque) et la Commission européenne ont démarré vers 2005/2006. La carte mondiale de la connectivité que GÉANT dessinait s’étoffait d’année en année. L’Amérique latine et l’Asie étaient connectées, mais en Afrique nous n’étions connectés qu’à notre partenaire sud-africain SANREN/TENET et aux réseaux nationaux de recherche et d’éducation (NREN) d’Afrique du Nord, via EUMEDCONNECT. Un dialogue s’est donc engagé pour améliorer la situation en Afrique subsaharienne. En 2011, l’UbuntuNet Alliance avait déjà le vent en poupe, et plusieurs NREN d’Afrique orientale avaient obtenu d’être reliés aux systèmes de câbles sous-marins qui ont été installés au cours de ces années-là le long des côtes orientales de l’Afrique.
« À l’époque, Tusu avait très justement dit que les conditions étaient favorables aux NREN en Afrique. L’aide financière généreuse reçue par l’intermédiaire d’AfricaConnect n’a fait qu’accélérer les choses. »
Cathrin a tout dit. J’ai toujours été intimement persuadé qu’un projet ne peut porter durablement ses fruits que s’il est mu par une force non pas extérieure, mais intérieure. L’UbuntuNet Alliance est née avant AfricaConnect, avant 2011. Nous disposions d’un point de présence (PoP), pour lequel Cisco avait fait don de matériel, et que DANTE hébergeait gratuitement dans sa cage LINX à Londres. Nous étions déterminés à ce que l’alliance atteigne ses objectifs, que nous bénéficions d’une aide extérieure ou non, en sachant toutefois qu’une telle aide nous faciliterait la tâche. AfricaConnect nous a grandement facilité la tâche, et nous en remercions nos partenaires européens.
En 2011, auriez-vous cru que 10 ans plus tard, grâce à ses NREN partenaires et à leurs infrastructures et services, AfricaConnect aurait amélioré durablement les choses pour la communauté et banalisé l’assistance chirurgicale à distance, ou encore la connexion sans fil à un arrêt de bus ?
Eh bien, oui ! J’avais été responsable de projet pour l’initiative latino-américaine ALICE, entre 2003 et 2008, et si j’ai retenu une chose de toutes ces années, c’est qu’un projet, c’est d’abord et avant tout des personnes. Ce sont ces personnes dévouées, ferventes, qui font toute la différence. Ajoutez-y un but commun et le succès sera forcément au rendez-vous. AfricaConnect a rassemblé de nombreuses personnes dévouées, qui faisaient preuve d’une détermination et d’un engagement sans failles.
Quand on visualise la ligne d’arrivée, les obstacles existants nous paraissent toujours surmontables. De cette visualisation naît un feu intérieur, une énergie qui fait fi de ces obstacles. Une mère voit son enfant devenir adulte, se marier et avoir des enfants avant même que l’enfant n’ait appris à marcher. Il y a toujours une nouvelle colline à gravir sur la route menant à ce changement durable que nous avons entrevu et continuons d’entrevoir, mais nous parviendrons au but : être sur un pied d’égalité avec le reste du monde en matière de production intellectuelle et d’impact sur le développement. AfricaConnect, c’est le véhicule à grande vitesse avec lequel nous nous déplaçons aujourd’hui, mais il ne nous définit pas. Il nous amènera jusqu’à un point donné, d’où le voyage devra continuer.
On entend souvent que les NREN ont du mal à faire connaître leur rôle aux utilisateurs finaux et aux institutions. Pouvez-vous nous dire quels sont les défis à cet égard en Afrique, et en quoi AfricaConnect contribue à les relever ?
C’est un défi pour les NREN du monde entier, je vais donc donner une réponse globale. Les NREN mettent à disposition des infrastructures essentielles et fournissent des services fiables. Ils construisent, exploitent, mettent à niveau et entretiennent ces infrastructures d’année en année. Cela nécessite un financement constant. Or, très souvent, on tient la connectivité pour acquise, on l’oublie, à l’instar d’autres infrastructures. Il faut donc sans cesse mettre en avant les réalisations : chez GÉANT, c’est ce que nous faisons sur notre site impact.geant.org.
En effet, ils ont parfois du mal. L’enjeu est à la fois interne et externe. Interne, car les NREN comptent des ingénieurs, des programmeurs et divers spécialistes des technologies, tous brillants, mais qui ne parlent pas la même langue que le reste du monde, et ne comprennent pas pourquoi les décideurs politiques ne voient pas ce qu’eux jugent évident. Externe, car ceux qui ont besoin du moteur que fournit la technologie pensent que ce moteur relève de la compétence des ingénieurs. Les experts en communication entrent enfin en jeu, et jouent ainsi le rôle de relais entre les différents groupes. L’évolution qui en découle est sensible, mais la discussion de fond reste la même. Il nous faut nous demander ce que le téléphone portable a de plus que les NREN et qui lui a permis de se généraliser.
Le projet doit notamment sa réussite à son aspect collaboratif, et en particulier à la contribution financière et stratégique de l’Union européenne. Selon vous, comment ce partenariat bénéficie-t-il aux communautés africaines de recherche et d’éducation ? Qu’a représenté la collaboration avec l’UE ces dix dernières années ?
Je dirais plutôt que le premier facteur de réussite, ce sont les personnes et les rapports qu’elles entretiennent, et qu’ensuite viennent les intérêts réciproques. Le succès d’une initiative est tributaire du degré d’entente ou de mésentente entre les gens, indépendamment du financement. La confiance naît des relations. Elle permet de graisser les rouages et d’aller rapidement de l’avant. Quand je regarde ce qui a été fait jusqu’ici avec le projet AfricaConnect (avec lequel j’ai gardé des liens), je constate que les choses ont bien et vite avancé lorsque la confiance était bien établie, et qu’elles ont stagné et qu’il y a eu des obstacles quand la confiance n’était pas au rendez-vous.
Je l’ai directement observé lors des premières années de l’alliance et de la première phase d’AfricaConnect : la confiance et la bonne volonté sont primordiales. Une vraie confiance s’est installée parmi les partenaires africains. Nous avons vu en Cathrin une amie disposée à écouter, à apprendre à nous comprendre, tout en conseillant, en orientant, en apportant son expérience. Elle a été notre porte-parole à la Commission européenne, et a vraiment pris des risques en misant sa carrière sur nous et nos convictions. Ensuite, il y a la question de l’intérêt réciproque : s’il disparaît, la dynamique de la relation change, et la relation périclite. Même si l’une des parties apporte plus de fonds que l’autre (dans le cas présent, la Commission européenne), la relation n’en doit pas moins être vue comme un partenariat. Les NREN africains partenaires n’apportent peut-être que, mettons, 20 %, mais cela représente une part considérable de leurs revenus.
Vous êtes des personnalités bien connues de la communauté des réseaux de recherche et d’éducation et totalisez, à vous deux, plus de 40 années d’expérience. Qu’est-ce qui continue de vous motiver à travailler aux côtés des NREN ?« Il s’agit d’un partenariat pour le développement qui profite à l’Afrique, à l’Europe et au monde entier. »
Sans hésitation, les personnes qui composent cette communauté mondiale et leur engagement infaillible. Les NREN du monde entier soutiennent la recherche, l’éducation, l’innovation et le partage du savoir. Je suis persuadé qu’en tant qu’êtres humains, nous devons œuvrer ensemble à relever les défis qui se présentent à travers le monde. Les NREN fournissent les infrastructures essentielles et y donnent accès, et facilitent ainsi la collaboration. C’est une raison suffisante de continuer à les soutenir.
Je dirai d’abord que j’ai toujours été galvanisé par l’idée de changer les choses en mieux, et j’entrevois toujours une infinité de possibilités. Cependant, ce qui me pousse à continuer, c’est l’objectif de transformation totale et de modernisation de la recherche et de l’éducation à tous les échelons, dans mon pays, en Afrique, pour que nous disposions d’une plateforme durable permettant de combattre la pauvreté sous toutes ses formes (je suis un membre très actif du Rotary et travaille avec les communautés). Les REN ne sont pas de simples institutions de recherche et d’éducation, mais des vecteurs de solutions aux défis que rencontrent l’humain et la planète à tous les niveaux. Comme le dit Cathrin, cela me suffit pour continuer à les soutenir !
Quand la pandémie de Covid-19 est survenue en mars 2020, les NREN ont montré combien leur contribution à l’apprentissage en ligne pour les établissements d’enseignement supérieur en Afrique était essentielle. Ils ont pris les devants en proposant à leurs institutions membres des outils de vidéoconférence, des forfaits à prix réduit, une connexion sans fil hors des campus universitaires et bien d’autres services précieux pour les étudiants et les chercheurs. Selon vous, comment les NREN et le projet dans sa globalité devraient-ils exploiter cette dynamique pour consolider leur présence et fournir des solutions innovantes ?
Il est vrai que les confinements motivés par la Covid-19 ont fait ressortir quelque chose d’intéressant : le constat qu’à tous les échelons, sur les plans national et international, y compris parmi les agences de développement, la connectivité est un moteur indispensable pour les services sociaux : la santé, l’éducation, les aides sociales. En raison du confinement, les campus ont vu disparaître leurs limites physiques, et la connectivité sur les campus était inutilisée. Cela a constitué une opportunité pour les NREN, qui ont su réagir face à ce changement. Plusieurs NREN, dont TENET en Afrique du Sud, MoRENet au Mozambique, KENET au Kenya ou RENU en Ouganda, ont étendu la connectivité à l’échelle nationale grâce à des hotspots Wi-Fi illimités, ou en donnant accès aux réseaux mobiles pour ceux qui accédaient aux enseignements et ressources en ligne via eduroam. En Ouganda, RENU a travaillé de concert avec le régulateur ougandais des communications pour commencer à déployer la connectivité dans les établissements du secondaire. À ce jour, 62 en bénéficient. Aussi tragique soit-elle, la pandémie de Covid-19 a montré combien la connectivité est vitale pour l’éducation. Il ne reste maintenant aux NREN qu’à saisir cette occasion et à entretenir cette dynamique de changement.
Tandis que nous célébrons le 10ème anniversaire d’AfricaConnect et ses réalisations exceptionnelles, si un grand bond en avant devait être fait dans les 10 années à venir dans la sphère numérique et pédagogique en Afrique, à quoi ressemblerait-il selon vous ?
Les NREN se réinventent constamment. J’espère que d’ici 2030, tous les pays africains bénéficieront d’un accès complet à des infrastructures et services de communication de données de même qualité que le reste du monde. J’espère aussi que des organismes spécifiques (comme les NREN d’aujourd’hui) veilleront à ce que les besoins des communautés scientifiques et pédagogiques soient pleinement satisfaits, et que nous aurons une communauté scientifique vraiment mondiale, qui collaborera par-delà les frontières. J’espère aussi qu’il y aura au moins un PoP en Afrique qui interconnectera les trois REN (ASREN, l’UbuntuNet Alliance et WACREN) pour que le trafic africain reste vraiment en Afrique, sans devoir passer par l’Europe.
Et j’espère que le marché des services de télécommunication sera si florissant que les tarifs sur tout le continent auront baissé pour rejoindre les tarifs que l’on observe dans la plupart des régions du monde. Pour cela, il faut que les décideurs politiques et les organes de réglementation du continent africain fassent preuve d’une implication et d’un engagement réels. C’est ça qui, à mon sens, changerait la donne.
Nous venons de clore une étude pour le Groupe de la Banque mondiale au sujet de la faisabilité du raccordement de toutes les universités africaines à l’Internet à haut débit. Je me contenterai de citer la vision que nous avons décidé de mettre en avant après concertation, notamment avec les directeurs de NREN africains: Nous imaginons « un continent africain où tous les établissements d’enseignement supérieur sont sur un pied d’égalité avec le reste du monde en matière de production intellectuelle et d’impact sur le développement, grâce à l’accessibilité et à l’exploitation d’une connectivité à haut débit dont la capacité, la qualité et le coût sont comparables au reste de la planète ».